Nouvelle "Un si joli sous-bois"

Publié le par intermezzi

UN SI JOLI SOUS-BOIS

 

 

Un village de 700 âmes où coule une rivière.

De ces villages tranquilles où rien n'arrive jamais entre nature et travaux aux champs. A la sortie de la commune, un sous-bois. Un petit coin de paradis protégé par le garde-champêtre. Chaque jour investi par sa mission, Albert Lot arpente le chemin communal, armé d'un sac-poubelle, d'un uniforme vert et de sa carte officielle! Il ramasse les déchets abandonnés, renseigne les promeneurs égarés et sermonne jeunes et vieux laissant derrière eux trop souvent canettes et cartouches de fusil. Ce bois, c'est toute sa vie!

 

Mais un jour de printemps, son paradis a pris les couleurs de l'Enfer.

Ce matin-là, il découvre sur la berge herbacée de la rivière un os, une mâchoire au milieu d'une tâche de sang. Il pense à un animal dépecé par un autre. Mais il sait qu'il n'y a ni loup ni renard dans sa forêt girondine. En s'approchant pour ramasser l'os recouvert de chair et de sang, il remarque aussi un peu de peau, à côté. Il la retourne et voit des cheveux blonds implantés, un morceau de cuir chevelu. Là, le froid glace son sang, il lui faut quelques secondes pour comprendre, pour admettre: ce n’est pas un animal. Il recule d'un pas, par instinct. Il doit réfléchir, vite, très vite. Il est garde-champêtre, sa carte fait foi, que faire? Comment agir intelligemment? Rapidement? Être efficace! Il décroche son téléphone portable dont la commune l'a doté, pour être joignable disait le Maire, et il fait le 112.

Allô? La Gendarmerie? Dans un ordre plus ou moins confus, il raconte sa balade quotidienne, sa trouvaille macabre, le lieu où il se trouve, il n'a rien touché ou presque, il attend, «oui j'attends sur place»... Il raccroche. Il se retrouve seul, avec l'horreur là, au sol. Les minutes qui s'éternisent, les questions qui emplissent sa tête, l'effarement qui l’empêche de raisonner... Les sirènes, les véhicules de la Gendarmerie, le bleu en galons, ramènent Albert à la réalité. Il répond le plus consciencieusement possible aux enquêteurs, replace minutieusement les indices dans le temps et l'espace, avec une précision d'horloger. Remercié par les uniformes bleus, il se retrouve écarté, seul à nouveau avec son esprit, perturbé.

 

Comme un automate il marche vers son véhicule. Chaque pas est inconscient, mécanique. Il sort les clefs de sa voiture de sa poche. Ses yeux hagards ne regardent rien, ne voient rien. Les clefs lui échappent des mains. Le bruit de la chute le sort de sa torpeur. Il se baisse, ramasse le trousseau et au moment de se relever, ses yeux s’arrêtent. Là. Derrière un buisson, une jambe de pantalon ensanglantée. Il est tétanisé. Il sait. Il n'a pas besoin d'aller voir. Machinalement, il prend son téléphone dans sa poche. Il fait le 112.

Allô? Gendarmerie? «J'ai trouvé le reste du corps».

 

 

Dans les semaines qui suivirent, les gendarmes arrêtèrent l'assassin du bois. Un jeune homme déséquilibré qui ne supportait pas qu'on le dévisage. On ne sait pas ce que la victime a pu dire ou faire pour attirer le courroux du meurtrier, sûrement pas grand chose, mais cela a suffit à coûter la vie à un innocent.

Après l'arrestation du coupable, les esprits se sont calmés et le petit village de 700 âmes a retrouvé le quotidien paisible d'une petite commune de campagne.

 

Albert, lui, ne peut pas oublier. Il revoit sans cesse passer sous ses yeux les images en flash-back de la mâchoire ensanglantée, il se voit retourner et retourner encore la peau, le cuir chevelu, les cheveux blonds. De jour comme de nuit, éveillé ou dans ses cauchemars, toujours la même vision, toujours le même sentiment d'horreur, de dégoût. Et toujours ce goût de vomis dans la bouche.

 

Quand il reprend sa balade matinale, après la levée des scellés de la scène de crime, ses pas le mènent inlassablement sur la berge de la rivière piétinée par le passage des gendarmes et des curieux. Il n'y a plus de trace du crime, plus de tâches de sang mais le terrain saccagé désigne encore l'emplacement du drame.

 

Albert, lui, sait.

Il est des souvenirs qui avec le temps, se gravent à tout jamais. Pendant des semaines, des mois, chaque jour, il revient inexorablement attiré par les lieux, au même endroit. Il lui est impossible de se détacher. Sa vie tourne autour de cet endroit. En permanence. Dans le village, on se rend bien compte que le garde-champêtre ne tourne pas rond. Il ne s’attarde plus au bar après son service à plaisanter avec les anciens, il traverse la rue principale sans un mot, sans un sourire. Un homme si jovial! Il maigrit à vue d’œil, l'épicier raconte à qui veut l'entendre qu'il n'achète que du pain et des sardines en boite! Rien d'autre! Le seul lien social qui lui reste, c’est son travail. Et encore... Les jeunes ne le craignent plus et les touristes s’égarent souvent...

 

A la fin de l'hiver la berge est encore gelée. Un hiver froid et rigoureux. Albert comme chaque jour, regarde sa rivière, sa scène du crime. Il s'aperçoit que la nature reprend ses droits, les jeunes pousses recouvrent légèrement la terre dévastée. Albert est furieux. Il retourne très vite chercher dans son véhicule une petit bêche qui ne le quitte jamais, et avec des gestes saccadés, désordonnés, en maugréant quelques injures, il retourne la terre, extrait les pousses, déracine tel tubercule, déplace tel caillou et frénétiquement frappe, frappe le sol pour en arracher toute trace de vie. Un des coups de bêche sonne métallique. Ce bruit arrête son geste. Il se penche, dégage la terre à main nue et découvre une boite, ancienne, en fer, tâchée de rouille. Il l'ouvre.

Des centaines de Louis d'or.

 

 

Après la subite disparition d'Albert du jour au lendemain, la rumeur affirme qu'il s'est jeté à l'eau, parce que le crime du sous-bois l'a rendu fou. ...

 

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